Mémoires de Madame Deny lors de la première Guerre mondiale dans le quartier Sainte-Anne à Reims -1917

 

Cette année commença par un hiver particulièrement rigoureux : pieds gelés dans les tranchées, vin gelé dans les bidons pour les poilus. Au début du printemps, le front, jusque là relativement calme, s’anima rapidement. Les bombardements sur la ville devinrent plus fréquents, toujours aussi dispersés et inopinés.

Un jour, M. Mavet, beau-père d’Emilienne, arrive tout pâle chez nous « Blanche (Mme Havet) vient d’être blessée, une balle de schrapnell dans le bras, elle est soignée à l’ambulance, je ne veux plus rester à Reims. Nous allons partir ».

L’autorité militaire donnait beaucoup de facilités aux personnes désirant quitter la ville, notamment en assurant l’enlèvement des meubles. C’est ainsi que nos amis Mavet purent rapidement déménager, ayant trouvé un logement à Malakoff : quatre grandes pièces, plus cuisine, pouvant convenir à deux ménages. Sitôt installés ils insistèrent pour qu’Emilienne vienne les rejoindre avec les enfants, ce qui fut fait très peu après. Nous perdîmes momentanément nos amis, ma sœur et mes nièces qui de Malakoff nous conseillaient vivement d’en faire autant, mais mes parents ne voulaient pas s’éloigner et laisser vide, notre petite maison de Sainte-Anne.

Le lendemain 17, c’était la bataille pour les Monts de Champagne, Mont Cornillet, Mont Blond, Mont Haut, Reims se trouvait au milieu de ces combats qui s’étendaient au moins sur 50 kms de front. Le travail dans les vignes n’en était point arrêté pour cela, tous les matins dès 6h. il fallait s’y mettre.

Un matin nous eûmes une surprise, un train que nous appellions peut-être à tort, blindé, était arrivé dans la nuit, il était venu prendre position dans la grande tranchée du chemin de fer, tout en haut des vignes, où est aujourd’hui le pont Franchet d’Espérey. C’était deux pièces d’artillerie de marine montées sur des wagons métalliques très longs, dont les bouches impressionnantes émergaient de la tranchée. Dés les premiers coups ce fut la panique parmi les travailleurs de la vigne, d’autant plus que des morceaux de cuivre rouge, arrachés de la ceinture des obus tombaient çà et là. Un ouvrier voulut en ramasser un et se brûla les doigts. Notre surveillante voulut nous répartir aux deux extrémités de la vigne et continuer le travail mais un officier de la batterie apparut en haut du talus et d’un ton sans réplique, s’adressant à la surveillante : « Je ne veux voir personne en avant des pièces, sortez tous immédiatement ou je ferai exécuter une évacuation totale et définitive du personnel civil travaillant sur ce terrain ». Bon gré, mal gré, la surveillante dut bien exécuter cet ordre et nous fûmes répartis dans d’autres services des caves Walfart. A la fin de l’après-midi, le train blindé, ses canons repliés, repartit vers Rilly-la-Montagne où il trouvait un abri très sûr dans le tunnel. Il n’en était pas de même pour nous qui commencions à recevoir la riposte des Allemands dont les obus tombaient un peu partout. Alors que j’arrivais à la porte de la maison, un sifflement très proche me surprit au lieu de me jeter à terre, comme on nous l’avait appris, je m’élançais dans le couloir en claquant la porte derrière moi, geste machinal qui ne m’aurait pas sauvée de l’obus mais peut-être des éclats et qui ne valait pas un rapide plat ventre .. Nous étions gratifiés dans notre quartier de deux variétés d’obus, l’Allemand dont on entendait bien le sifflement avant l’explosion et l’Autrichien qui explosait avant qu’on ait pu l’entendre venir, bien plus dangereux que l’autre. Heureusement, si l’on peut dire, qu’il arrivait plus d’Allemands que d’autres. Pour cette nuit et les suivantes, qui menaçaient d’être agitées nous quittons la maison de la vigne pour nous réfugier dans les caves Walfart plus solides et bien organisées pour recevoir les habitants voisins.

Le long de la grande allée centrale des parois de planches délimitaient des chambres où les familles trouvaient un peu d’intimité. A côté de nous, couchaient des gendarmes et pour cette première nuit, il y eut chez eux un certain remue ménage qui nous tint éveillés : une de leurs patrouilles amenait un soldat d’un uniforme inconnu ; c’était un Russe et il fallait trouver un interprète, c’était un officier logé plus loin. Ce Russe faisait partie d’une division de l’armée du Tzar amenée à grands frais sur le front français. Pourquoi ? Mystère ! peut-être pour remonter le moral de nos troupes qui était bien bas après l’échec de nos

Offensives des 16 et 17 avril. Cette division chargée d’attaquer les positions ennemies entre les Cavaliers de Courcy et la redoute de Loivre se heurta à une puissante contre-attaque allemande, fut mise en complète déroute et ses soldats se dispersèrent à l’arrière des lignes, jusque dans les bois d’Hermonville et de Merfy. Ce fut la division française voisine chargée d’attaquer le fort de Brimont qui dut se déplacer rapidement pour boucher le trou et rétablir le front. Par la suite les Russes furent regroupés au camp de la Courtine, dans la Creuse, où après un long repos, ils revinrent sur le front en avant de Mourmelon et s’y comportèrent courageusement, un petit cimetière en témoigne entre Mourmelon et Saint-Hilaire.

A Reims la vie continuait avec ses alertes et ses avatars, le train blindé revint le lendemain au même endroit. Entre deux tirs les artilleurs venaient bavarder avec des civils qui regardaient la batterie depuis le passage à niveau. Par leurs conversations nous apprîmes qu’ils tiraient à 19 km sur la gare de Bazancourt, que le calibre des obus était de 340 et qu’ils pesaient près de 400 kgs et étaient destinés à détruire les voies du triage de Bazancourt qui desservait quatre lignes de chemin de fer. Des aéroplanes Allemands essayèrent à plusieurs reprises de venir jusqu’au dessus des pièces mais furent chassés par nos appareils qui veillaient à la sécurité de la batterie.

A la tombée de la nuit elle se retira comme la veille vers Rilly et la riposte allemande ne se fit pas attendre. Couchés dans les caves Walfart nous entendions le bombardement qui encadrait tout le quartier. Au lever du jour nous pûmes constater les dégâts, des entonnoirs partout, les vignes dévastées, les murs de cloture de la clinique Mencière éboulés sur une grande longueur, certains de ses arbres réduits à l’état de pinceaux. Par bonheur le train blindé ne revint pas. Je ne le revis jamais par la suite et le calme qui suivit dans notre quartier nous apparut comme un bienfait du ciel. Calme assez relatif, il faut le reconnaître, car, si les bombardements étaient devenus plus rares sur Sainte-Anne, le reste de la ville n’était pas épargné, surtout les quartiers de Bétheny et de Cernay. La saucisse de Montbré a brulé deux fois dans la même journée, l’observateur, sauté en parachute, était mitraillé en l’air par l’allemand qui avait attaqué la saucisse, je trouvais cela une véritable lacheté de sa part puisque l’aéronaute était sans défense et bien assez en danger sous son parapluie jaune, mais il paraît que c’était çà la guerre !!

Un soir calme, alors que nous prenions le frais dans le jardin un bombardement sourd nous alerta, c’était en direction de la Pompelle, puis l’on entendit de véritables hurlements malgré la distance, mon père me dit : « Ce sont des coloniaux qui attaquent ». Le lendemain nous sûmes que les ruines de la ferme d’Alger avaient été reprises, mais à quel prix ? Peu après mes parents voulant que je prenne des vacances m’envoient chez mes grands parents à Vrigny et j’y resterai plusieurs mois. Là on se croyait bien loin de la guerre dont on ne percevait que les échos. Des chasseurs d’Afrique étaient cantonnés dans le village. Leur présence était bénéfique par le complément de ravitaillement qu’ils apportaient aux habitants lorsqu’il en était besoin. J’ai apprécié le « singe » bien qu’un soldat ait dit en m’ouvrant une boîte : « Attention sa queue va sortir la première ». Ils nous procuraient du pain plus blanc que celui que nous avions à Reims. Lorsqu’ils partirent vers la fin de l’année, ils furent regrettés de tous pour leur gentillesse et leur bonne tenue.

Fin septembre je revins à Reims, pour les vendanges qui eurent lieu, tant bien que mal, les trous d’obus rebouchés, les échalas remplacés, les fils retendus. Mais cette période de vendanges qui était une fête autrefois était devenue bien morose, pas de chanson, pas de longues conversations dans les « Hordons » chacun avait les nerfs tendus et les sens en alerte, attendant des projectiles qui, heureusement n’arrivèrent pas.

A cette époque un différent s’éleva entre mes parents et le propriétaire de la maison au sujet d’une de nos poules s’échappant trop souvent de son enclos pour aller grapiller les ceps les plus bas. Comme cette maison ne nous convenait plus qu’à moitié, trop près de la ligne du chemin de fer souvent bombardée, depuis l’apparition du train blindé, nous réintégrammes notre maison de la rue de Villedommange, zone qui nous semblait moins exposée.

L’hiver 1917-1918 fut sans évènements notables, mais début mars, un ordre de l’armée exigea que tous les enfants de moins de 16 ans soient évacués vers l’intérieur, j’en étais. Avec l’aide et sous la direction de deux institutrices dévouées : Mmes Foutriaux et Cavarrot, un convoi d’une centaine d’enfants de Reims, de Ludes et de Mailly fut formé et acheminé jusqu’à Cancale où nous fûmes logés dans un grand hôtel de la plage appartenant à des autrichiens et réquisitionné pour nous recevoir. Mais ce ne fut pas pour moi et pour celles de mon âge un séjour de vacances il y avait dans le convoi beaucoup de petits de 6 à 10 ans et c’est nous, les grandes, qui devions nous occuper d’eux. Faire les lits, monter les paillasses mouillées sur la terrasse pour les faire sécher au soleil, quand il y en avait, participer aussi au travail des cuisinières, éplucher les légumes, servir les diverses tables et manger froid quand tout le monde avait fini. Les promenades sur la plage, à marée basse furent rares, pas question de patauger, l’eau était trop froide, pourtant on voyait des mimosas en fleurs dans les jardins de la côte, je ne pensais pas que cette fleur puisse s’épanouir en Bretagne.

Nous étions à Cancale depuis six semaines lorsqu’une lettre de mes parents m’appris l’étonnante nouvelle, la ville de Reims avait été vidée de toute sa population civile, par ordre de l’armée et dans les 48 heures. Ce délai permit à mes parents de faire transporter tous nos meubles à Vrigny, chez mes grands parents à l’exception de la grande horloge comtoise qui n’avait pu prendre place dans la charrette, elle était donc restée à Reims et ce fut le seul meuble sauvé de la guerre 14-18.

Tout le personnel caviste de Reims avait été regroupé à Epernay où les négociants en champagne leur offrait un emploi sur place, mais puisque la rupture était faite, mes parents préférèrent venir à Malakoff près de ma sœur ainé, de mes deux petites nièces et de nos amis Mavet. Sage décision puisqu’ils y trouvèrent un accueil chaleureux, un logement confortable et du travail immédiatement. Mon père chez les Cohen, épiciers en gros plus connus sous le nom : « Au planteur de Caïffa » et ma mère au « Lion noir » à Montrouge. Je répondis sur le champ à mes parents leur demandant d’adresser à notre directrice un ordre de retour dans la famille. Pour être sure que ma missive leur parviendrait sans être interceptée par une de nos maîtresses, je la confiai à une de nos cuisinières qui la mit à la poste. Trois jours après j’avais la réponse avec un bon de transport pour Paris. Ma valise fut vite faite et le lendemain matin je débarquais gare Montparnasse où m’attendait ma sœur. Je retrouvais avec joie tous les miens. Le temps de me reposer deux jours et j’étais embauchée, « Au lion noir » comme ma mère. Mes souvenirs de guerre à Reims devraient s’arrêter là. Pourtant elle n’était pas terminée puisqu’un canon allemand à longue portée « La grosse Bertha » bombardait Paris depuis le S.O. de Laon, à 120 kms de distance. Les dégâts n’auraient pas été importants si, par malheur, un obus n’était tombé sur le dôme de l’église Saint-Gervais, à Paris, pendant la messe du vendredi Saint, effondrant la voute sur les fidèles faisant 80 tués et plus de 200 blessés. Pendant les nuits claires c’était un autre danger, de gros avions allemands, appelés « Gothas », venaient bombarder la capitale, mais comme leur approche était signalée lorsqu’ils passaient le front des sirènes sonnaient l’alerte et on avait le temps de descendre dans les caves, le métro ou les abris. Ils ne vinrent jamais au dessus de Malakoff. Contre le canon il n’y avait aucune défense possible, ses coups étaient très espacés dans le temps et très dispersés sur la région parisienne, il fallait s’en remettre au destin et à sa bonne étoile. Un seul obus tomba près de Montrouge, un soldat qui arrivait en permission fut tué, ironie du sort si loin du front.

Mais il était dit que la guerre toucherait encore la famille, fin mai, une ambulance débarquait chez nous à Malakoff, mes grands parents de Vrigny. Une attaque allemande avait crevé le front du Chemin des Dames, dans un secteur tenu par une division anglaise qui fut totalement détruite. Les allemands se ruèrent dans la brèche et le lendemain ils entraient dans Vrigny mettant le feu méthodiquement à toutes les maisons. Une contre attaque française dégageait momentanément le village permettant aux habitants de quitter leur cachette et de s’enfuir vers Sainte-Euphraise et Ville en Tardenois. Mon grand père, impotent, fut sorti de sa cave sur un brancart et allongé dans une ambulance militaire. Toutes les maisons de Vrigny furent détruites et c’est ainsi que notre mobilier fut anéanti. S’il était resté à Reims nous l’aurions retrouvé en entier à notre retour. Mais qui aurait pu prévoir ces évènements ?

MA guerre est terminée. Nous travaillons tous à Paris dans des conditions satisfaisantes, nous ne rentrerons à Reims qu’à la fin de l’été 1921.

Voilà ici s'arrête son témoignage. J'ai voulu le partager car je le trouve émouvant.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑

%d blogueurs aiment cette page :